La nouvelle
C'est arrivé si vite que j'ai encore beaucoup de mal à réaliser. Ça doit être cette même sensation de vide et de
décalage que tu dis avoir ressentie quand ta sœur est morte : t'apercevoir que tu parles à quelqu'un qui n'est pas là, trouver un lit
qui n'a pas été défait.
Mais un premier élément m'aide à me brancher sur la réalité et à admettre que tout ça s'est bel et bien produit : précisément ce que je suis en train de faire : j'écris. J'écris pour de bon, avec de l'encre, sur du papier. Un acte aussi obsolète que de traire une vache ou de balayer le carrelage, si inusité que les autres autour de moi m'ont regardé comme si j'étais envoûté. La plupart d'entre eux sont probablement incapables d'écrire en utilisant leur main, en traçant les lettres d'un mouvement du bras et du poignet. Moi aussi, je coince quelquefois.
Si je suis obligé d'écrire comme un attardé, c'est uniquement parce que je suis un rescapé. Oui, voilà ce que je suis, ce que nous sommes. Une centaine d'individus, qui ne se connaissaient pas pour la plupart, qui se sont retrouvés à vivre ensemble un voyage désespéré, dramatique, dangereux, afin de fuir une menace à laquelle on ne peut pas faire face. Peut-être est-ce la situation dans laquelle tu te trouves aujourd'hui.
Ce n'est pas quelque chose qui arrive tous les jours, sans aucun doute.
Tandis que j'écris, les gens bavardent autour de moi. Peu avant notre départ, nous étions tendus, enveloppés d'une chape que personne n'avait le courage de briser. Hâte, peur, anxiété. Ensuite, peu à peu a pointé l'espoir. Enfin, l'accoutumance. C'est l'accoutumance qui a permis de relâcher la tension. Parce que, bien que ce soit triste à avouer, nous nous sommes tous rendu compte que c'était ça, désormais, notre vie.
Quand nous avons recommencé à parler, nous nous sommes tout d'abord demandé ce qui s'était passé. Une voix résonnait d'un bout à l'autre de la navette. Elle demandait à ceux qui disposaient des bonnes informations d'expliquer tout ça aux autres. Mais il n'en est pas sorti grand-chose de plus que ce que tout le monde savait ou soupçonnait. On peut résumer en quelques lignes toutes les heures passées à discuter de la question.
Tu veux savoir ce qui est arrivé ?
Quelqu'un nous est tombé dessus. Nous ne pouvons lui donner qu'un seul nom, les " envahisseurs ", bien que personne ne les ait vus effectivement. Nous étions tous occupés à vivre notre vie habituelle et, d'un coup, notre vie habituelle, c'est fini. Dans le ciel ça siffle, ça gronde, ça explose, ça croule, il y a de grandes colonnes de fumée et d'immenses nuages de poussière. Puis des cris, des pleurs, pour ceux qui sont restés vivants, rien que le silence de la mort pour les victimes. Des victimes par milliers et milliers, en quelques secondes. Interminables moments de panique, dont je me rends maintenant compte qu'ils n'ont duré que quelques minutes, mais qu'ils ont fait de moi un homme vieilli. Gens qui couraient dans les rues, masse chaotique de petites fourmis dont la tanière a été inondée. Alors, une voix domine les cris : courez jusqu'à la plate-forme, par là, il y a un vaisseau, il y a une chaloupe, faites vite, elle va partir, courez, courez. Le petit véhicule était chargé à la limite de sa capacité, et, tandis qu'à la surface retentissaient encore les chocs, les alarmes, le tonnerre, nous avons échappé à notre planète, à notre chez-nous.
Mais il n'était probablement pas nécessaire que je te fasse un compte rendu. Sans doute t'est-il arrivé la même chose.
Les deux pilotes ont dit qu'ils avaient reçu l'ordre de décoller le plus tôt possible, avec le maximum de chargement, ordre donné directement par l'armée, mais que celle-ci ne leur avait indiqué aucune destination. On peut présumer que la même directive a été transmise à tous les spatioports, à tous les vaisseaux disponibles. Fuite totale et instantanée, défaite reconnue comme une évidence. Quel que soit notre ennemi, nous avons été vaincus en moins d'une heure.
Certains, à bord, juraient avoir vu des ombres bizarres dans le ciel, mais je ne me fie pas trop à ces impressions. Avec la catastrophe qui nous est arrivée, il ne faut pas s'étonner que quelqu'un ait vu un nuage de plus. La seule chose dont nous sommes tous sûrs, en tout cas, c'est que nous n'avons pas été attaqués par « l'un des nôtres ». Ça n'a pas été un de ces traditionnels conflits entre nations : les envahisseurs venaient de quelque part dans l'espace.
Je ne pense pas t'avoir dit quelque chose de nouveau. On a apparemment aucune raison de penser que nous soyons à l'origine d'une attaque d'une telle ampleur et d'une telle force. Et quelle raison y aurait-il de nous faire fuir non seulement notre patrie mais notre planète si les assaillants ne venaient pas de l'extérieur et si le danger n'était pas partout sur notre monde ? Il y a maintenant des décennies que nous voyageons dans le cosmos et rien ne nous autorise à croire que d'autres « intelligences » n'y sont pas parvenues. Je n'en ai pas la certitude, mais je crois que les envahisseurs se sont rués sur nous avec la même force et au même instant sur tout le globe. C'était notre premier contact rapproché, et il a fini comme dans les pires films de science-fiction. Sauf qu'il n'y a pas eu de héros qui se soit dressé pour nous défendre.
J'ignore si c'est le début d'une guerre interplanétaire. Mais, si c'était le cas, comment pourrions-nous nous défendre contre un ennemi qui nous a si vite mis à genoux ? Bien sûr, ils avaient pour eux l'élément de surprise… mais même si nous avions été fin prêts, je doute que nous aurions pu résister plus longtemps. D'autre part, combien d'être humains sont restés sur la Terre ? Parviendraient-ils à organiser et à opposer une résistance ? Vu la façon dont s'est déroulée l'agression, les envahisseurs ne donnent pas l'impression de vouloir faire des prisonniers. Ils visaient l'extermination rapide, totale.
Et que pourrions-nous faire d'autre, nous réfugiés ? Fugitifs dans l'espace, sans but, isolés de toutes les autres chaloupes qui ont pu prendre le départ… même si tous les vaisseaux réussissaient à atteindre l'une des colonies humaines éparses, même si nous étions en mesure de préparer une flotte d'intervention… pourrions-nous mener un conflit qui se déroulerait à l'échelle des étoiles ? Voyageant à la vitesse adéquate, si nous regagnions la Terre, qu'y trouverions-nous ? Aurions-nous le courage de voir ce qu'est devenu notre berceau, peut-être des siècles après notre départ ?
Je ne veux pas y penser aujourd'hui. Pour le moment, je veux profiter de cette idée que j'ai tout au moins survécu, ainsi que les autres passagers de cette navette. Maigre consolation, n'est-ce pas ?
Peut-être as-tu eu plus de chance.
Du spatioport près de chez toi, peut-être est-il parti plusieurs vaisseaux, de ceux qui sont dotés de systèmes de navigation adéquats. Tu es montée à bord, avec des milliers d'autres, et vous êtes partis, vous vous êtes dirigés en toute sécurité vers telle ou telle colonie. Mais sans doute es-tu déjà arrivée à ta destination, et, toujours à cause des décalages temporels durant le voyage, pour toi il s'est déjà écoulé plusieurs années, alors que pour moi ce sont seulement quelques mois.
Qui sait ce que tu étais en train de faire quand tout ça est arrivé.
Nous nous sommes compris, la soirée d'avant, tu te souviens ?
Moi, oui, je m'en souviens parfaitement. Le séjour sur cette chaloupe n'est pas très stimulant, et, tout le temps, je n'ai fait que repenser à la vie d'avant. Au monde d'avant. À toi.
Ce soir-là, tu m'as appelé, et nous avons parlé pendant une demi-heure. Tu m'as raconté ta journée, tu m'as dit comme tu étais enthousiasmée par les opportunités que t'offrait ton nouveau travail… et que je te manquais. Que peut-être pas ce week-end, mais le suivant, nous aurions pu nous voir. Tu aurais pris un jour de congé et tu serais venue chez moi, ou l'inverse, et nous aurions passé ensemble deux ou trois jours, au moins…
Tu semblais si… gaie. Tu parlais avec la voix de celle qui sait ce qu'elle désire, qui voit se réaliser ses projets, qui a la volonté et la force de s'engager pour que tout aille comme il faut. Je parvenais presque à t'imaginer tandis qu'allongée en pyjama sur ton petit lit tu me parlais en gesticulant, riais de mes répliques, serrais les lèvres en me disant que tu m'aimais.
J'attire suffisamment l'attention en écrivant, il n'est pas nécessaire que je me mette aussi à pleurer. Mais je les sens, les larmes, et le nœud dans la gorge. Si personne ne voit mes yeux embués, c'est seulement parce que je suis penché sur cette feuille.
C'est la dernière image que je garde de toi. Mais nous étions déjà loin, depuis deux mois, ce jour-là. La dernière fois que nous nous sommes vus, les yeux dans les yeux est si lointaine dans le temps et l'espace que, tout comme pour l'invasion, j'ai peine à croire que ce soit vraiment arrivé. Mais, comme pour l'invasion, je sais que cela s'est produit, et, pour me le rappeler, il y a ce sentiment, et cette légère trace humide sur ma joue.
J'ai peur de ce que je vais écrire.
Parce que si je te disais maintenant que je t'aime et si je ne te l'ai jamais fait suffisamment comprendre, cela reviendrait à admettre que je t'ai perdue. Perdue à jamais. Et ça je ne veux pas le croire.
Mais tu n'es pas là, et ça je ne peux pas le nier. Tu n'es pas ici, et peut-être, en un certain sens, peut-être que tu n'es pas non plus « aujourd'hui ». Et, bien que je sois entouré, presque étouffé par tous ces gens, je me sens donc seul, comme je ne l'avais jamais été jusque-là. Tu étais loin, mais tu restais toujours à portée. À tout moment, si j'avais besoin de toi, je pouvais t'entendre ou venir te chercher. Et vice-versa, encore une fois.
Maintenant, c'est différent. Je ne sais pas où tu es, je n'ai aucun moyen de retrouver ta trace. À dire vrai, je ne sais même pas si tu es vivante. Et il n'échappe à personne que je suis en train de sangloter.
Où étais-tu quand ils ont attaqué ?
Tu aurais pu mourir dans l'enfer de ces premiers instants. Ou tu aurais pu être blessée et alors qu'est-il advenu de toi ? Peut-être as-tu réussi à monter à bord d'un vaisseau et as-tu fui, comme moi. Mais qui dit que les envahisseurs n'ont pas également attaqué les engins en partance ? Nous ne nous sommes aperçus de rien, mais comment pouvait-on se rendre compte de ce qui se passait durant la sortie de l'atmosphère ? Ils ont pu nous négliger parce que nous étions trop petits… et s'intéresser de préférence aux vaisseaux les plus chargés. Ou peut-être avez-vous réussi, vous aussi, à sortir du système solaire. Mais avez-vous trouvé une route ? L'espace, c'est surtout le vide, et même si les collisions sont rares, il arrive souvent qu'on se perde. Et si vous n'aviez pas eu les concours nécessaires ? Si vous étiez partis sans navigateur ? Si vous n'aviez pas eu la moindre idée de l'endroit où vous vous trouviez ? Si vous étiez condamnés à voyager à travers les immensités sidérales pendant des années et des années ? Si, n'ayant pas d'autre choix, vous étiez revenus vers la Terre pour vous apercevoir que vous étiez encore pourchassés.
Mon Dieu, il est si facile de mourir !
Alors, même si nous constations que toi, que moi nous avons survécu, cela aurait perdu toute signification.
Mais, à défaut, je peux m'accrocher à cette idée : si j'ai réussi, si je suis encore vivant, malgré tout ce qui aurait pu m'arriver… peut-être en est-il de même pour toi. J'aime à penser que la même série de circonstances fortuites, la même combinaison de probabilités a pu nous sauver tous les deux.
Nous pourrions alors nous retrouver débarquant au même moment, tous les deux, à la Station Kirby. Mais quelque chose me met en garde contre un tel optimisme. Il me suffirait de savoir que tu vas bien toi aussi, où que tu te trouves.
Un peu avant, je n'ai pas voulu le faire, mais maintenant je ne peux plus le taire : je t'aime. Et peut-être, ces années-ci n'ai-je pas été à la hauteur des sentiments que j'éprouve pour toi, et je n'en repens. Quelquefois, je sais, j'ai considéré que tout était acquis. Comme si tout ce qu'il y avait, tout ce qu'il y a entre nous était dû, immuable. Mais, après le cataclysme qui nous a frappés, j'ai compris à quel point les choses pouvaient changer, et si vite. Trop vite.
Peut-être est-ce une leçon que j'aurais dû apprendre il y a bien longtemps. Nous sommes tellement habitués à nos petites vies, si convaincus que nous sommes uniques qu'au fond de nous-mêmes nous ne croyons pas vraiment qu'il puisse nous arriver quelque chose de nature à tout bouleverser. Et il n'est pas nécessaire que ce soit une attaque par des inconnus, ça je l'ai compris. Tout peut finir, se retourner, changer, à chaque instant.
Et comme tu pourrais le voir dans les meilleurs romans à l'eau de rose, même moi je suis obligé d'admettre que je n'avais pas compris combien je tenais à toi tant que tu étais là.
Voilà, je l'ai dit : tant que je ne t'avais pas perdue.
Parce que oui, je t'ai perdue.
Mais pas pour toujours, ça non. Je refuse de l'accepter.
L'espace va manquer, sur cette feuille ; il faut, je crois, que je commence à écrire plus petit.
Dans quelque temps, nous arriverons à la Station Kirby. Là, chacun de nous pourra penser à se reconstruire une vie. Il y a aussi des familles ici, du moins les restes de celles qui existaient auparavant. Celles-ci voudront peut-être essayer. Qui peut les en blâmer ? Essayer de retrouver un semblant de sérénité, de normalité. Ils ont dû supporter toute cette souffrance, il est juste qu'ils aient l'occasion de recommencer. Même d'oublier, s'ils le peuvent.
Mais moi, je n'y parviendrai pas.
Je ne veux pas d'une vie nouvelle. Pas ici, pas à Kirby, pas maintenant. Pas sans toi.
Je ne sais pas où tu es. Mais je ne peux pas simplement te laisser derrière moi, comme notre vieille planète.
Je porterai toujours cette lettre sur moi, pour ne pas oublier la promesse que je t'ai faite.
Peut-être que je t'ai perdue. Mais je ne t'abandonnerai pas. Je te retrouverai un jour, quelque part dans l'espace.
Mais un premier élément m'aide à me brancher sur la réalité et à admettre que tout ça s'est bel et bien produit : précisément ce que je suis en train de faire : j'écris. J'écris pour de bon, avec de l'encre, sur du papier. Un acte aussi obsolète que de traire une vache ou de balayer le carrelage, si inusité que les autres autour de moi m'ont regardé comme si j'étais envoûté. La plupart d'entre eux sont probablement incapables d'écrire en utilisant leur main, en traçant les lettres d'un mouvement du bras et du poignet. Moi aussi, je coince quelquefois.
Si je suis obligé d'écrire comme un attardé, c'est uniquement parce que je suis un rescapé. Oui, voilà ce que je suis, ce que nous sommes. Une centaine d'individus, qui ne se connaissaient pas pour la plupart, qui se sont retrouvés à vivre ensemble un voyage désespéré, dramatique, dangereux, afin de fuir une menace à laquelle on ne peut pas faire face. Peut-être est-ce la situation dans laquelle tu te trouves aujourd'hui.
Ce n'est pas quelque chose qui arrive tous les jours, sans aucun doute.
Tandis que j'écris, les gens bavardent autour de moi. Peu avant notre départ, nous étions tendus, enveloppés d'une chape que personne n'avait le courage de briser. Hâte, peur, anxiété. Ensuite, peu à peu a pointé l'espoir. Enfin, l'accoutumance. C'est l'accoutumance qui a permis de relâcher la tension. Parce que, bien que ce soit triste à avouer, nous nous sommes tous rendu compte que c'était ça, désormais, notre vie.
Quand nous avons recommencé à parler, nous nous sommes tout d'abord demandé ce qui s'était passé. Une voix résonnait d'un bout à l'autre de la navette. Elle demandait à ceux qui disposaient des bonnes informations d'expliquer tout ça aux autres. Mais il n'en est pas sorti grand-chose de plus que ce que tout le monde savait ou soupçonnait. On peut résumer en quelques lignes toutes les heures passées à discuter de la question.
Tu veux savoir ce qui est arrivé ?
Quelqu'un nous est tombé dessus. Nous ne pouvons lui donner qu'un seul nom, les " envahisseurs ", bien que personne ne les ait vus effectivement. Nous étions tous occupés à vivre notre vie habituelle et, d'un coup, notre vie habituelle, c'est fini. Dans le ciel ça siffle, ça gronde, ça explose, ça croule, il y a de grandes colonnes de fumée et d'immenses nuages de poussière. Puis des cris, des pleurs, pour ceux qui sont restés vivants, rien que le silence de la mort pour les victimes. Des victimes par milliers et milliers, en quelques secondes. Interminables moments de panique, dont je me rends maintenant compte qu'ils n'ont duré que quelques minutes, mais qu'ils ont fait de moi un homme vieilli. Gens qui couraient dans les rues, masse chaotique de petites fourmis dont la tanière a été inondée. Alors, une voix domine les cris : courez jusqu'à la plate-forme, par là, il y a un vaisseau, il y a une chaloupe, faites vite, elle va partir, courez, courez. Le petit véhicule était chargé à la limite de sa capacité, et, tandis qu'à la surface retentissaient encore les chocs, les alarmes, le tonnerre, nous avons échappé à notre planète, à notre chez-nous.
Mais il n'était probablement pas nécessaire que je te fasse un compte rendu. Sans doute t'est-il arrivé la même chose.
Les deux pilotes ont dit qu'ils avaient reçu l'ordre de décoller le plus tôt possible, avec le maximum de chargement, ordre donné directement par l'armée, mais que celle-ci ne leur avait indiqué aucune destination. On peut présumer que la même directive a été transmise à tous les spatioports, à tous les vaisseaux disponibles. Fuite totale et instantanée, défaite reconnue comme une évidence. Quel que soit notre ennemi, nous avons été vaincus en moins d'une heure.
Certains, à bord, juraient avoir vu des ombres bizarres dans le ciel, mais je ne me fie pas trop à ces impressions. Avec la catastrophe qui nous est arrivée, il ne faut pas s'étonner que quelqu'un ait vu un nuage de plus. La seule chose dont nous sommes tous sûrs, en tout cas, c'est que nous n'avons pas été attaqués par « l'un des nôtres ». Ça n'a pas été un de ces traditionnels conflits entre nations : les envahisseurs venaient de quelque part dans l'espace.
Je ne pense pas t'avoir dit quelque chose de nouveau. On a apparemment aucune raison de penser que nous soyons à l'origine d'une attaque d'une telle ampleur et d'une telle force. Et quelle raison y aurait-il de nous faire fuir non seulement notre patrie mais notre planète si les assaillants ne venaient pas de l'extérieur et si le danger n'était pas partout sur notre monde ? Il y a maintenant des décennies que nous voyageons dans le cosmos et rien ne nous autorise à croire que d'autres « intelligences » n'y sont pas parvenues. Je n'en ai pas la certitude, mais je crois que les envahisseurs se sont rués sur nous avec la même force et au même instant sur tout le globe. C'était notre premier contact rapproché, et il a fini comme dans les pires films de science-fiction. Sauf qu'il n'y a pas eu de héros qui se soit dressé pour nous défendre.
J'ignore si c'est le début d'une guerre interplanétaire. Mais, si c'était le cas, comment pourrions-nous nous défendre contre un ennemi qui nous a si vite mis à genoux ? Bien sûr, ils avaient pour eux l'élément de surprise… mais même si nous avions été fin prêts, je doute que nous aurions pu résister plus longtemps. D'autre part, combien d'être humains sont restés sur la Terre ? Parviendraient-ils à organiser et à opposer une résistance ? Vu la façon dont s'est déroulée l'agression, les envahisseurs ne donnent pas l'impression de vouloir faire des prisonniers. Ils visaient l'extermination rapide, totale.
Et que pourrions-nous faire d'autre, nous réfugiés ? Fugitifs dans l'espace, sans but, isolés de toutes les autres chaloupes qui ont pu prendre le départ… même si tous les vaisseaux réussissaient à atteindre l'une des colonies humaines éparses, même si nous étions en mesure de préparer une flotte d'intervention… pourrions-nous mener un conflit qui se déroulerait à l'échelle des étoiles ? Voyageant à la vitesse adéquate, si nous regagnions la Terre, qu'y trouverions-nous ? Aurions-nous le courage de voir ce qu'est devenu notre berceau, peut-être des siècles après notre départ ?
Je ne veux pas y penser aujourd'hui. Pour le moment, je veux profiter de cette idée que j'ai tout au moins survécu, ainsi que les autres passagers de cette navette. Maigre consolation, n'est-ce pas ?
Peut-être as-tu eu plus de chance.
Du spatioport près de chez toi, peut-être est-il parti plusieurs vaisseaux, de ceux qui sont dotés de systèmes de navigation adéquats. Tu es montée à bord, avec des milliers d'autres, et vous êtes partis, vous vous êtes dirigés en toute sécurité vers telle ou telle colonie. Mais sans doute es-tu déjà arrivée à ta destination, et, toujours à cause des décalages temporels durant le voyage, pour toi il s'est déjà écoulé plusieurs années, alors que pour moi ce sont seulement quelques mois.
Qui sait ce que tu étais en train de faire quand tout ça est arrivé.
Nous nous sommes compris, la soirée d'avant, tu te souviens ?
Moi, oui, je m'en souviens parfaitement. Le séjour sur cette chaloupe n'est pas très stimulant, et, tout le temps, je n'ai fait que repenser à la vie d'avant. Au monde d'avant. À toi.
Ce soir-là, tu m'as appelé, et nous avons parlé pendant une demi-heure. Tu m'as raconté ta journée, tu m'as dit comme tu étais enthousiasmée par les opportunités que t'offrait ton nouveau travail… et que je te manquais. Que peut-être pas ce week-end, mais le suivant, nous aurions pu nous voir. Tu aurais pris un jour de congé et tu serais venue chez moi, ou l'inverse, et nous aurions passé ensemble deux ou trois jours, au moins…
Tu semblais si… gaie. Tu parlais avec la voix de celle qui sait ce qu'elle désire, qui voit se réaliser ses projets, qui a la volonté et la force de s'engager pour que tout aille comme il faut. Je parvenais presque à t'imaginer tandis qu'allongée en pyjama sur ton petit lit tu me parlais en gesticulant, riais de mes répliques, serrais les lèvres en me disant que tu m'aimais.
J'attire suffisamment l'attention en écrivant, il n'est pas nécessaire que je me mette aussi à pleurer. Mais je les sens, les larmes, et le nœud dans la gorge. Si personne ne voit mes yeux embués, c'est seulement parce que je suis penché sur cette feuille.
C'est la dernière image que je garde de toi. Mais nous étions déjà loin, depuis deux mois, ce jour-là. La dernière fois que nous nous sommes vus, les yeux dans les yeux est si lointaine dans le temps et l'espace que, tout comme pour l'invasion, j'ai peine à croire que ce soit vraiment arrivé. Mais, comme pour l'invasion, je sais que cela s'est produit, et, pour me le rappeler, il y a ce sentiment, et cette légère trace humide sur ma joue.
J'ai peur de ce que je vais écrire.
Parce que si je te disais maintenant que je t'aime et si je ne te l'ai jamais fait suffisamment comprendre, cela reviendrait à admettre que je t'ai perdue. Perdue à jamais. Et ça je ne veux pas le croire.
Mais tu n'es pas là, et ça je ne peux pas le nier. Tu n'es pas ici, et peut-être, en un certain sens, peut-être que tu n'es pas non plus « aujourd'hui ». Et, bien que je sois entouré, presque étouffé par tous ces gens, je me sens donc seul, comme je ne l'avais jamais été jusque-là. Tu étais loin, mais tu restais toujours à portée. À tout moment, si j'avais besoin de toi, je pouvais t'entendre ou venir te chercher. Et vice-versa, encore une fois.
Maintenant, c'est différent. Je ne sais pas où tu es, je n'ai aucun moyen de retrouver ta trace. À dire vrai, je ne sais même pas si tu es vivante. Et il n'échappe à personne que je suis en train de sangloter.
Où étais-tu quand ils ont attaqué ?
Tu aurais pu mourir dans l'enfer de ces premiers instants. Ou tu aurais pu être blessée et alors qu'est-il advenu de toi ? Peut-être as-tu réussi à monter à bord d'un vaisseau et as-tu fui, comme moi. Mais qui dit que les envahisseurs n'ont pas également attaqué les engins en partance ? Nous ne nous sommes aperçus de rien, mais comment pouvait-on se rendre compte de ce qui se passait durant la sortie de l'atmosphère ? Ils ont pu nous négliger parce que nous étions trop petits… et s'intéresser de préférence aux vaisseaux les plus chargés. Ou peut-être avez-vous réussi, vous aussi, à sortir du système solaire. Mais avez-vous trouvé une route ? L'espace, c'est surtout le vide, et même si les collisions sont rares, il arrive souvent qu'on se perde. Et si vous n'aviez pas eu les concours nécessaires ? Si vous étiez partis sans navigateur ? Si vous n'aviez pas eu la moindre idée de l'endroit où vous vous trouviez ? Si vous étiez condamnés à voyager à travers les immensités sidérales pendant des années et des années ? Si, n'ayant pas d'autre choix, vous étiez revenus vers la Terre pour vous apercevoir que vous étiez encore pourchassés.
Mon Dieu, il est si facile de mourir !
Alors, même si nous constations que toi, que moi nous avons survécu, cela aurait perdu toute signification.
Mais, à défaut, je peux m'accrocher à cette idée : si j'ai réussi, si je suis encore vivant, malgré tout ce qui aurait pu m'arriver… peut-être en est-il de même pour toi. J'aime à penser que la même série de circonstances fortuites, la même combinaison de probabilités a pu nous sauver tous les deux.
Nous pourrions alors nous retrouver débarquant au même moment, tous les deux, à la Station Kirby. Mais quelque chose me met en garde contre un tel optimisme. Il me suffirait de savoir que tu vas bien toi aussi, où que tu te trouves.
Un peu avant, je n'ai pas voulu le faire, mais maintenant je ne peux plus le taire : je t'aime. Et peut-être, ces années-ci n'ai-je pas été à la hauteur des sentiments que j'éprouve pour toi, et je n'en repens. Quelquefois, je sais, j'ai considéré que tout était acquis. Comme si tout ce qu'il y avait, tout ce qu'il y a entre nous était dû, immuable. Mais, après le cataclysme qui nous a frappés, j'ai compris à quel point les choses pouvaient changer, et si vite. Trop vite.
Peut-être est-ce une leçon que j'aurais dû apprendre il y a bien longtemps. Nous sommes tellement habitués à nos petites vies, si convaincus que nous sommes uniques qu'au fond de nous-mêmes nous ne croyons pas vraiment qu'il puisse nous arriver quelque chose de nature à tout bouleverser. Et il n'est pas nécessaire que ce soit une attaque par des inconnus, ça je l'ai compris. Tout peut finir, se retourner, changer, à chaque instant.
Et comme tu pourrais le voir dans les meilleurs romans à l'eau de rose, même moi je suis obligé d'admettre que je n'avais pas compris combien je tenais à toi tant que tu étais là.
Voilà, je l'ai dit : tant que je ne t'avais pas perdue.
Parce que oui, je t'ai perdue.
Mais pas pour toujours, ça non. Je refuse de l'accepter.
L'espace va manquer, sur cette feuille ; il faut, je crois, que je commence à écrire plus petit.
Dans quelque temps, nous arriverons à la Station Kirby. Là, chacun de nous pourra penser à se reconstruire une vie. Il y a aussi des familles ici, du moins les restes de celles qui existaient auparavant. Celles-ci voudront peut-être essayer. Qui peut les en blâmer ? Essayer de retrouver un semblant de sérénité, de normalité. Ils ont dû supporter toute cette souffrance, il est juste qu'ils aient l'occasion de recommencer. Même d'oublier, s'ils le peuvent.
Mais moi, je n'y parviendrai pas.
Je ne veux pas d'une vie nouvelle. Pas ici, pas à Kirby, pas maintenant. Pas sans toi.
Je ne sais pas où tu es. Mais je ne peux pas simplement te laisser derrière moi, comme notre vieille planète.
Je porterai toujours cette lettre sur moi, pour ne pas oublier la promesse que je t'ai faite.
Peut-être que je t'ai perdue. Mais je ne t'abandonnerai pas. Je te retrouverai un jour, quelque part dans l'espace.
FIN
© Andrea Viscusi.
Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur. Traduit de l'italien
par Pierre Jean Brouillaud. Da qualche
parte nello spazio est paru dans le recueil de nouvelles
d'Andrea Viscusi intitulé Il senso della
vita.
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Nouvelles | Le Jour du Jugement | La recrue |
16/04/10