La nouvelle


   Au réveil, j'avais très soif, résultat de la cuite du samedi soir. À en croire la pendule, j'étais allé au lit il y avait moins de quatre heures, mais j'avais la bouche tellement sèche que j'ai dû me lever. Comme il faisait encore nuit dehors, je voulais me recoucher immédiatement. Tandis que je buvais à petites gorgées l'eau glacée du frigo, j'ai réfléchi à un détail : comment pouvait-il faire encore nuit ? Il était plus de dix heures du matin, et même si le ciel était couvert, cette complète obscurité n'était pas normale.
   J'ai jeté un coup d'œil par la fenêtre : tout était plongé dans les ténèbres. À peine si je distinguais la rue et les immeubles voisins. Une éclipse ? Mais dans ce cas, les télés en auraient parlé au moins une semaine à l'avance. Intrigué, un peu inquiet, et désormais tout à fait réveillé, j'ai ouvert la fenêtre et me suis penché au-dehors. C'est alors que j'ai réalisé : regardant vers le haut, dans un noir si épais qu'il ne me permettait pas de voir à un mètre du bout de mon nez, j'ai vu le ciel. Il n'était ni obscur, ni couvert, ni nocturne. Simplement, il n'était plus là.

   Ce n'est pas une vision facile à décrire ; on peut seulement dire : il n'y avait pas de ciel. Quand je regardais vers le haut, je ne voyais qu'un noir indistinct, uniforme, pas de soleil, pas de lune, pas d'étoiles, pas de nuages, rien. Et surtout, je ne percevais pas cette « sphéricité » que je croyais reconnaître par les nuits claires, comme si je pouvais vraiment deviner la courbure de l'atmosphère autour de la planète. Rien de tout cela. À croire que toute la voûte céleste avait disparu, à la façon du couvercle d'une poêle.
   J'en étais encore à me demander comment expliquer ce phénomène (une sorte d'aurore boréale ? La Terre sortie de son orbite ?) quand, dans l'air, quelque part, retentit un son aigu, une sonnerie de trompette, qui semblait amplifiée par un mégaphone, un mégaphone et encore un mégaphone. La série de notes s'est répétée sept fois, puis le silence est revenu. J'ai commencé à percevoir un murmure qui montait de la rue ; les gens rassemblés pour observer l'étrange phénomène atmosphérique s'interrogeaient maintenant sur ce fait nouveau, et, si on considère que mon appartement se trouvait au douzième étage, on peut penser que leurs discussions atteignaient un volume considérable. Impossible de nier qu'il se passait au moins quelque chose d'inhabituel.
   Avant que j'aie pu formuler des hypothèses sur l'identité de la personne ou de la chose qui avait sonné de la trompette, une nouvelle sonnerie, amplifiée, comme la première, par une série de mégaphones, retentit tout alentour, accompagnée cette fois d'une voix :
   « LE JOUR DU JUGEMENT EST ARRIVÉ. BIENTÔT, VOTRE SOCIÉTÉ SERA SOUMISE À UN EXAMEN APPROFONDI. VOUS ÊTES PRIÉS D'ATTENDRE DANS L'ORDRE L'ÉNONCE DU JUGEMENT DERNIER. » De nouveau, le silence. Tout au moins durant quelques secondes, puis j'ai de nouveau perçu ce murmure au niveau de la rue, ces gens qui se demandaient, à qui mieux mieux, ce qui se passait.
   Une espèce de caméra cachée, me suis-je dit. Quelque nouveau show qui prétendait mystifier toute une ville. Combien tout ça allait-il coûter ? En définitive, pensais-je, pour obtenir cet effet dans le ciel, il suffirait d'un brouillard noir très épais. Et la voix… oh ! un bon système acoustique installé sur les toits des immeubles devrait donner quelque chose de semblable.
   Agacé, j'ai fermé la fenêtre pour m'isoler de la confusion qui régnait dans la rue et j'ai décidé de me recoucher. Encore six heures de sommeil et, quand je me réveillerais la plaisanterie serait terminée. J'ai rejoint ma chambre, et, au moment de m'étendre, j'ai remarqué quelque chose sur l'oreiller : un rectangle de papier blanc.
   C'était déjà là ? Non, sûrement pas. Pensant que ça faisait plus ou moins partie du canular, je l'ai écarté d'une main négligente et me suis glissé dans le lit. Je n'ai pas tardé à sombrer dans le sommeil.

   Réveille-toi.
   Le murmure m'a tiré de mes rêves. Encore étourdi, je me suis demandé qui ça pouvait être, ayant sur le moment oublié la plaisanterie collective à laquelle je croyais ayant de m'endormir.
   Réveille-toi, insistait la voix, et j'ai remarqué qu'il ne s'agissait pas vraiment d'une voix. C'était comme une idée qui se formait dans ma tête. L'intention de me réveiller, mais venue de l'extérieur.
   J'ai ouvert les yeux. En effet, il n'y avait personne dans la pièce. Je me suis souvenu de ce que j'avais vu durant mes quelques minutes de veille, un peu plus tôt, et j'ai réalisé que la fenêtre était toujours assombrie. Vérifiant le réveil sur la table de nuit, j'ai vu qu'il s'était écoulé environ une heure et demie depuis le moment où je m'étais recouché. Peut-être la caméra cachée opérait-elle encore.
   Lève-toi.
   Presque instinctivement, je me suis retrouvé à poser le pied par terre. Mais j'ai résisté à l'envie de me mettre debout.
   « Qui est là ? » ai-je demandé, en regrettant le ton inquiet de ma question : si j'étais directement filmé par la caméra cachée, je ne voulais pas passer pour un crétin.
   Lève-toi.
   « Non, je ne me lève pas » ai-je répondu, restant cette fois comme j'étais, assis sur le lit.
   S'il te plaît, lève-toi. Nous allons être en retard.
   « En retard ? Pour quoi ? »
   Tu n'a pas reçu la convocation ?
   « Mais de quoi parles-tu ? »
   La convocation t'est certainement parvenue ? Tu ne l'as pas lue ?
   Perdant patience, je me suis enfin levé et, regardant le plafond (où je présumais que l'on avait installé les micro-caméras cachées), j'ai crié : « Mais c'est à moi que vous venez casser les couilles ? Il y a plus de cent personnes dans cet immeuble ! Allez chez eux ! »
   Non. C'est toi qui a été choisi.
   « Choisi pour quoi ? »
   Pour le Jugement.
   Je n'ai rien trouvé à répliquer. L'idée qui dialoguait avec moi paraissait – pour absurde que puisse être une pensée de ce genre – de bonne foi. Je percevais l'authenticité de ce que j'entendais. Si c'était une plaisanterie, elle était plus élaborée que je ne l'avais d'abord cru.
   « Qui… qui es-tu ? »
   Tu emploierais le terme « archange » : je suis un envoyé de Dieu.
   De nouveau, je me suis tu. Qu'est-ce que tout cela signifie ? me suis-je demandé.
   Cela veut dire, reprit l'idée (ou l'archange), en réponse à ma pensée, qu'aujourd'hui, c'est le Jour du Jugement dernier. Et si tu n'as pas lu la convocation, tu es prié de le faire immédiatement. Nous allons être en retard.
   « La convocation ? »
   L'archange n'a pas répondu, mais le bout de papier que j'avais mis de côté avant de me coucher s'est soulevé du dallage et s'est posé devant mes yeux :
   Votre Seigneurie est invitée à se présenter
   au Jugement
   à 12h dans
   l'ex -Jardin de l'Eden

   Je n'arrivais toujours pas à y croire. « Qu'est-ce que ça signifie ? » ai-je encore demandé, à moins que je ne l'aie simplement pensé.
   Cela signifie que nous devons nous presser. Le Jugement va commencer, et c'est toi qui a été désigné.
   Comme auparavant, l'idée dans ma tête, la présence de l'archange, dégageait une aura de vérité que je ne parvenais pas à ignorer. Je savais que ce n'était pas une blague, ça venait d'un niveau plus profond que celui de la perception sensorielle.
   « Je suis désigné pour quoi ? »
   Pour le Jugement.
   « Ça veut dire que je suis mort ? »
   Non, tu ne l'es pas. Ta vie physique sera examinée au même titre que ta vie intérieure.
   Toujours plus absurde, ai-je pensé. Depuis quand juge-t-on aussi les corps et pas seulement actions et sentiments ? Nous allons voir si l'enfer m'attend parce que j'ai un taux de cholestérol élevé.
   Ce n'est pas absurde, a dit l'archange. Vous avez toujours su que le Jour du Jugement arriverait.
   Il avait raison : depuis notre enfance, on nous rappelle que ce moment viendra.
   « Même si je le voulais, je ne saurais pas où se trouve le Jardin de l'Eden », ai-je objecté.
   Je suis là pour ça.
   « C'est toi qui vas m'y emmener ? »
   Oui.
   « Et comment ? »
   Cette fois, l'archange n'a pas répondu. Mais j'ai ressenti une présence, finalement quelque chose de plus « concret » que l'idée qui, jusqu'alors, avait conversé avec moi. Ce qui est une façon de parler, parce qu'il serait hasardeux de qualifier de concret ce halo aux contours indistincts dans une lumière voilée. C'est un peu comme si on se trouvait sur une balise plantée dans le sol par une soirée de brouillard. J'étais entouré d'un halo de petites particules lumineuses qui ondoyaient lentement, calmement, créant une atmosphère douce et m'instillant un curieux sentiment de paix.
   Est-ce ainsi que sont faits les anges ? me suis-je demandé tandis que je sentais mon esprit perdre le contrôle, comme si j'étais de nouveau éméché. C'est ça l'extase mystique ?
   « Non », a répondu l'archange, et maintenant ses paroles étaient plus concrètes, distinctes de mon être. Ou peut-être était-ce moi qui me séparais de moi-même. « Je t'administre un léger anesthésiant afin que tu ne souffres pas du voyage. »
   « Un… le… souffr… ? », ai-je balbutié, incapable d'articuler mes pensées, déjà bien peu organisées.
   Alors, comme dans un rêve, je me suis senti soulevé de terre. L'archange qui devait, d'une manière ou d'une autre, être lié à mon corps, s'est dirigé en vol plané vers la fenêtre qui s'est ouverte à son passage, puis il est sorti dans le non-ciel.
   Ensuite, j'ai définitivement perdu le contact avec la réalité. Si on peut encore parler de réalité…

   Quand j'ai repris conscience, j'ai eu un choc en découvrant la vision qui s'offrait devant moi, ou plutôt au-dessous : j'étais suspendu à une altitude qui pouvait être de l'ordre d'un kilomètre, le sol était si éloigné qu'il ressemblait à une carte de géographie. Au-dessus de moi, le ciel était encore… ou plutôt n'était pas encore… Un instant, je me suis demandé comment il se faisait qu'immergé dans l'obscurité je parvenais à distinguer parfaitement le terrain. Peut-être la surface du sol émettait-elle comme une luminosité ? Ou peut-être ma fusion avec cet esprit volant avivait-elle l'acuité de mes sens. En y pensant, je me suis souvenu qu'à la hauteur de mon appartement je me trouvais déjà dans le ciel, à une altitude d'une dizaine de mètres. Peut-être le sol émettait-il naturellement une lueur dont personne ne soupçonnait l'existence.
   L'archange qui me conduisait fonçait maintenant à une vitesse supersonique, ce qui, ajouté aux séquelles de la nuit et à la confusion dont j'émergeais à peine, me donna l'envie de vomir. Soudain, j'ai senti comme un chiffon que l'on m'enfonçait dans la gorge.
   « Je te demande de l'éviter », dit l'archange. « Il est souhaitable que tu arrives aussi entier et en aussi bonne santé que possible. »
   Le corps étranger qui me bouchait l'œsophage (et qui, s'il avait arrêté la régurgitation, n'avait rien d'agréable ) s'est progressivement dissous, et une profonde inspiration m'a permis de refréner la nausée. « Pourquoi dois-je arriver entier ? » ai-je demandé. « Je ne devrais pas être jugé seulement sur ce que j'ai fait ? Oui, en somme… pensées, paroles, réalisations et omissions ? »
   « Tout ce qui a été sera jugé, dans ton intérêt. »
   « Mais ce n'est pas ce qu'on nous a dit. »
   L'archange s'est tu.
   J'allais réitérer ma question quand il a repris la parole : « Ferme les yeux maintenant. » Mes paupières s'abaissèrent d'elles-mêmes.
   Je ne voyais rien, mais je sentais que nous descendions, presque en chute libre. De nouveau, l'archange me fourra un appendice dans la gorge. Il avait prévu que j'allais encore avoir envie de vomir.
   Alors que je ne parvenais pas à me représenter le bouchon d'air qui, à cet instant, remplissait toute ma cavité buccale, je percevais la décélération. Tout en résistant à la pression, j'ai ouvert les yeux et, regardant vers le bas, j'ai vu que nous étions maintenant à quelques mètres du sol. Sous mes pieds s'étendait à perte de vue une plaine vert pâle où quelques arbres luxuriants se dressaient ça et là et où un ruisseau courait allégrement à travers le paysage. L'air bruissait de dizaines de gazouillis divers, créant l'atmosphère la plus idyllique qui se puisse imaginer.
   Mais l'enchantement cessait dès que l'on distinguait ce qui occupait le sol : des êtres humains. Dispersés comme des troupeaux de moutons, ils comptaient peut-être des millions d'individus. De tout âge, sexe, race, taille. Certains étaient groupés, et au-dessus de ces rassemblements, voltigeait un petit nuage de lumière, probablement un autre envoyé de Dieu.
   Enfin, j'ai touché terre. Mon archange m'avait déposé à l'écart de tous les groupes. Il n'y avait personne dans un rayon de deux mètres autour de moi.
   Le halo qui me nimbait s'est évaporé, et j'ai pu le voir au-dessus de ma tête pendant quelques secondes.
   Tu es arrivé, me dit-il, entrant de nouveau en moi comme une idée. Puis il a complètement disparu.
   « LES RETARDS NE MANQUERONT PAS D'INFLUER SUR LE JUGEMENT FINAL ! », tonna une voix qui s'abattait sur nous comme une rafale de vent. D'instinct, je me suis couvert la tête de mes bras, tout en sachant qu'un tel geste ne m'aurait pas protégé de la puissance d'un Dieu qui n'avait pas l'air de bonne humeur. J'ai vu que d'autres avaient réagi de la même manière et en ai déduit que tout le monde avait entendu ces paroles.
   Un sifflement serpentait autour de moi et, d'un coup, tous mes vêtements ont disparu, comme ceux de tous les gens qui m'entouraient.
   Agissant à nouveau d'instinct, je me suis couvert le bas-ventre de mes deux mains, mais je me suis rendu compte aussitôt de l'inutilité du geste. D'autre part, me suis-je dit, il faudrait peut-être commencer à manifester une certaine assurance. Dieu n'aime pas les pleutres. Puis je me suis souvenu qu'il y avait des centaines de phrases du même acabit selon lesquelles Dieu aimait et n'aimait pas à peu près toutes les catégories de personnes. Et j'ai admis :
   En fait, il doit y avoir quelque équivoque.
   « NOUS COMMENCERONS PAR L'EXAMEN PHYSIQUE » a encore rugi la voix en coup de vent.
   Et donc le Jugement s'est ouvert.

   Tout ce que je pouvais faire, c'était rester là, debout, immobile, à regarder fixement devant moi. Chaque fois que j'essayais de regarder ailleurs ou de faire un pas ou de parler à l'un de mes voisins, l'action s'annulait dans l'antichambre de mon cerveau. J'éprouvais la volonté, mais je ne pouvais aller au-delà. Sans doute fallait-il qu'il en soit ainsi pour le bon déroulement de l'examen physique.
   De temps à autre (je ne peux pas être plus précis, car je n'avais aucun moyen de mesurer le temps, en supposant que le temps ait continué à courir), je voyais l'un des individus devant moi soulevé, retourné, plié. Le processus durait quelques minutes, et j'ai vite compris qu'il allait m'arriver la même chose. Quand mon tour est venu, j'ai senti une force étrange, irrésistible, beaucoup plus grande que celle de l'archange, qui me soulevait de terre. Et, en fait, ce n'est pas elle qui m'a tiré vers le haut, je me suis tiré moi-même, comme elle m'en avait donné l'ordre. Là encore, ma volonté ne comptait pas ; elle était contournée, manipulée. Créant une sensation semblable à celle que provoquait l'archange pour bloquer mes haut-le-cœur, mais beaucoup plus physique et lancinante, des dizaines de tentacules invisibles se faufilaient dans tous les creux, tournaient, pénétraient tous les orifices, laissant une impression de forte brûlure dans tous les endroits de mon corps. Plusieurs fois, quand certains de ces appendices se sont retirés, j'ai vu gicler du sang et des matières organiques qui se sont éloignées puis ont disparu comme le reste. L'opération a duré peu de temps en réalité, mais elle a constitué un incroyable supplice : je me sentais violé, humilié. En un sens, j'étais soumis à une vivisection.
   Convaincu désormais que tout ça n'était pas un songe et encore moins une affaire de caméra cachée, je me suis laissé aller au désespoir. Des tentacules ont même profité de mes larmes ; ils les ont absorbées pour satisfaire à leurs mystérieux objectifs. Puis ils m'ont laissé partir, et je suis tombé à terre, depuis un mètre de hauteur. Je suis resté recroquevillé, la tête cachée sous les bras, pleurant à chaudes larmes.

   « CE SUJET N'A PAS RESPECTÉ LA LOI ! » tonna la voix alors que j'étais tassé sur moi-même. « NON SEULEMENT IL EST ARRIVÉ EN RETARD MAIS IL PRÉSENTE DES TRACES DE SUBSTANCES INTERDITES ! » Chaque mot semblait me flageller l'échine, comme si ces admonestations préludaient à la damnation que je m'étais sûrement attirée.
   De façon inattendue, une deuxième voix répondit, sur un ton affecté, manifestement craintif : « Tu dois comprendre que l'homme s'est vu accorder le libre arbitre, et donc… »
   « DES EXCUSES ! » coupa l'autre. « CETTE ARGUMENTATION N'A PAS COURS ! VÉRIFIE TOI-MÊME ! » Cela dit, la force irrésistible s'est à nouveau emparée de moi, m'a ordonné de me soulever, d'ouvrir la bouche et d'incliner la tête. Un tentacule venu de nulle part s'est introduit dans ma bouche, à une vitesse telle que je sentais ma langue brûlée par le frottement. « TU NE VOIS PAS QUE SON CORPS CONTIENT DES MÉLANGES D'AGENTS CHIMIQUES QUI NE DEVRAIENT PAS FAIRE PARTIE DE SON RÉGIME ? »
   « Tu oublies que les archanges ont pu lui administrer des anesthésiants pour faciliter le transport… » a contesté la seconde voix.
   « AH ! BON ! COMME ÇA LES ÉMISSAIRES DE DIEU CORROMPENT LE CORPS DES HOMMES ! » Le dernier mot a été expulsé avec un mépris évident, craché comme de la nourriture avariée. Le corps étranger éthéré (mais pas tellement) qui m'avait pénétré se retira aussi vite en me laissant la même impression de brûlure. De nouveau, je suis tombé par terre. Cette fois, le dégoût et la douleur ont été trop forts et je n'ai pas réussi à maîtriser mon haut-le-cœur : j'ai vomi un flot de sucs gastriques, coulée blanchâtre et visqueuse qui, au milieu de la journée précédente, avait peut-être été un repas. Cette matière semi liquide s'est accumulée sur la prairie fraîche et luxuriante, formant une petite flaque acide d'où se dégageait une odeur qui faillit me donner encore envie de vomir.
   « TOUJOURS MIEUX ! » brailla la grosse voix, et il me sembla percevoir le sarcasme contenu dans ces paroles. « CES CRÉATURES N'ONT MÊME PAS LE CONTRÔLE DE LEUR CORPS ! CE SONT DES BÊTES, RIEN D'AUTRE ! »
   J'ai entendu que l'autre voix essayait encore de fournir une explication, mais toutes les deux se sont éloignées de moi, et je ne percevais plus clairement leurs paroles (s'il s'agissait de paroles).
   J'allais remercier le ciel de les avoir dispersées, mais je me suis rendu compte que c'était bien le Ciel qui exerçait sur moi ces sévices. Etait-ce vraiment le Dieu que beaucoup de gens vénéraient ?
   Je n'ai jamais été une personne religieuse, mais, au fond, j'avais toujours cru qu'il y avait « quelque chose » ; mais découvrir sa nature n'était pas une expérience agréable. On était loin de l'extase mystique à laquelle je me serais attendu.
   Tout au moins, maintenant je pouvais bouger. Pénétré d'un froid indescriptible, je me suis recroquevillé sur le côté, tremblant, misérable. Et j'ai prié (sans trop savoir qui) pour que ça finisse.

   Combien de temps suis-je resté ainsi ? Je ne peux pas le dire. Je me rappelle que, pelotonné, yeux fermés, j'ai entendu divers cris de terreur et de douleur provenant, par intervalles, des personnes qui m'entouraient. L'examen physique se poursuivait.
   Gisant en position fœtale, je continuais à m'interroger sur ce qui m'arrivait. Mais qu'est-ce que c'était, ce Dieu ? S'il nous avait créés et s'il avait sur nous une autorité quasi absolue, avait-il besoin de nous examiner à fond, et par un procédé aussi horrible ? Et qui était cet autre esprit (comment le définir autrement ?) qui semblait éprouver de la compassion pour notre état et essayait, tout au moins d'après ce que j'avais pu entendre, de contenir la colère de l'examinateur ? Peut-être s'agissait-il de l'un de ces nombreux saints, ou de Jésus lui-même qui, ayant vécu physiquement une vie d'homme, était mieux à même de comprendre notre condition. Et, tandis que ces pensées me traversaient, me trouvais-je face au Dieu chrétien, celui des dix commandements, du déluge et de Jésus, ou, en réalité, avais-je affaire à un autre ? Ma connaissance des diverses religions dans le monde ne me permettait pas de répondre à ces hypothèses… mais peut-être y avait-il une religion que j'ignorais et qui se manifestait en cet instant.
   Mais la voix hurla de nouveau : « L'EXAMEN EST TERMINÉ. NOUS ALLONS PASSER À LA PHASE SUIVANTE. » Arraché à mes élucubrations, j'ai noté que la chose n'avait pas dit en quoi consistait la phase suivante. Analyse de l'âme, fautes et mérites, péchés et confessions ?
   Au moins, me suis-je dit, ça ne pourra pas être pire que l'examen physique.
   Ayant progressivement récupéré, j'ai éprouvé le désir d'entrer en contact avec l'un de ceux qui, comme moi, avaient été amenés dans cette plaine. Les malheurs ont toujours rapproché les gens. Les plus proches étaient un groupe d'une dizaine d'individus au teint olivâtre, parmi lesquels se trouvaient aussi deux enfants. Ils se serraient les uns contre les autres pour se réchauffer et se donner du courage, tels une famille de pingouins, et l'idée m'est venue qu'il s'agissait peut-être réellement d'une famille. Contrairement aux autres groupes, ceux-ci n'avaient pas d'archange qui planait au-dessus d'eux.
   Je me suis rapproché et je leur ai fait signe. Une femme entre deux âges m'a regardé, les yeux pleins de peur et de honte : comme moi, elle était nue, mais elle ne paraissait pas accepter cette situation. « Salut », ai-je dit, en levant de nouveau la main.
   La femme m'a rendu mon salut en faisant le même geste, Elle bougeait le poignet, gardant le bras immobile pour couvrir ses seins, mais elle ne semblait pas avoir compris ma parole. J'ai insisté : « Salut », espérant qu'elle pouvait comprendre la langue que je parlais.
   Au lieu de cela, elle a secoué faiblement la tête. J'ai décidé de ne pas renoncer : ce groupe était le plus cohérent de tous ceux qui m'entouraient, et peut-être l'un de ses membres allait-il me comprendre. J'espérais que quelqu'un d'autre allait remarquer ma présence, mais ils semblaient trop occupés à murmurer leurs lamentations.
   M'approchant encore, j'ai haussé le ton : « Je suis… »
   À cet instant, une flamme a jailli juste devant moi ; une fracassante explosion d'étincelles qui, en quelques secondes, a donné naissance à un halo de poudroiements lumineux : un archange.
   Retournez à votre place, m'a-t-il intimé, utilisant la technique désormais familière qui consiste à susciter l'idée dans mon cerveau.
   « Je n'ai pas de place assignée » ai-je objecté sur un ton sarcastique. Tout en doutant qu'un ange puisse être sensible à un ton pareil.
   Retournez à votre place, a-t-il répété, et j'ai pensé que ces esprits avaient l'air de robots qui suivaient une programmation précise. Essentiellement stupides.
   « Je ne veux pas faire demi-tour. Je veux parler à ces personnes. »
   Le jugement est en cours. Les interactions ne sont pas autorisées. Retournez à votre place.
   Tandis que se déroulait ce dialogue, la femme avec qui j'avais tenté de parler, hésitante, l'air inquiet, s'approcha de l'archange. Si seulement cette créature, par sa présence, pouvait servir de médiatrice, faciliter la communication de mes pensées, leur compréhension !
   « Écoutez, je n'ai pas demandé à venir ici. Vous m'avez amené et voulez que je suive vos règles ! Ça ne me va pas ! » J'essayais de prendre un ton autoritaire, en réalité, je voulais provoquer l'archange.
   Vous êtes invité au Jugement. Vous devez attendre l'énoncé final. Retournez à votre place.
   « Pourquoi ? » C'était presque un cri. J'ai attiré l'attention des groupes proches qui se sont tournés vers moi comme un seul homme. Sans doute mes hurlements n'allaient-t-ils pas impressionner cet être éthéré, mais je n'ai pas pu me retenir : « Ce que vous faites ici ne m'intéresse pas ! Je refuse de participer. Condamnez-moi à la damnation, si ça vous chante, mais finissons-en ! Je NE VEUX PAS être jugé ! »
   Personne ne vous juge. Maintenant, regagnez votre place.
   « Personne ne me juge ! » ai-je crié. Vous m'avez traité comme un cobaye, vous m'avez filé je ne sais quoi dans des trous dont je ne connaissais même pas l'existence. Vous m'avez fait cracher le sang et vomir de l'acide, et maintenant vous venez me dire… » Les mots m'étouffaient. On m'avait ordonné de me taire.
   Avant d'avoir subi l'impact de ces paroles, j'ai compris que Dieu venait vers moi.

   « QU'EST-CE QUI SE PASSE ICI ? CE COMPORTEMENT N'EST PAS TOLÉRABLE ! LE JUGEMENT EST EN COURS ! »
   J'en avais assez de cette situation. Malgré la pression physique de cette présence, je ne me suis pas laissé impressionner, et, avec encore plus de fougue que lors de ma réaction contre l'archange, j'ai crié : « BORDEL ! Ça n'est pas tolérable ! Quelle espèce de Dieu es-tu ? Pourquoi est-ce que tu nous fais ça ? Est-ce qu'il y a besoin de nous étudier comme si nous étions des engins au fonctionnement mystérieux ? Ce n'est pas ce qui nous avait été promis ! »
   Au lieu de Dieu, c'était l'autre voix qui répondait, celle qui l'avait déjà accompagné à la précédente occasion : « Je t'en prie, ne réagis pas de cette façon. Ce qui a été promis… »
   Dieu l'interrompit : « JE NE SUIS PAS RESPONSABLE DES ACCORDS QUE VOUS CROYEZ AVOIR CONCLUS ! DEPUIS TOUJOURS LE JUGEMENT SUIT UNE PROCÉDURE PRÉCISE, ET IL EN IRA DE MÊME CETTE FOIS-CI. »
   « Va te faire foutre, toi et ta procédure ! » Je n'ai pas été le moins du monde ému d'avoir ainsi blasphémé : j'insultais directement Dieu, c'est vrai, mais qu'est-ce qui pouvait m'arriver de pire, maintenant ? « Condamne-moi tout de suite à la damnation, envoie-moi rouler dans la merde sous le regard de Belzébuth, je me contrefous de ton jugement ! »
   « Ce que tu ne comprends pas… » commença la voix de Jésus ou de je ne sais qui, mais, chaque fois, elle fut couverte par celle de l'autre : « QUI A INVITÉ CET INDIVIDU ? COMMENT FAIRE PROGRESSER LE JUGEMENT AVEC DES ÉLÉMENTS DE CETTE ESPÈCE ? TOUT ÇA PÈSERA LOURD DANS LE PRONONCÉ FINAL ! »
   La colère m'embrasa :
« MAIS TU N'AS PAS COMPRIS QU'IL NE M'INTÉRESSE PAS, TON JUGE… » De nouveau, les paroles avaient décidé de ne plus sortir. J'ai été soulevé de terre, projeté en l'air, agité comme dans un mixeur et pénétré, une fois de plus, par d'autres appendices. Dieu me soumettait à la torture.
   Je ne pouvais pas bien comprendre ce qui se produisait au-dessous de moi, mais les images brèves que j'ai réussi à capter et les sons assourdis que je percevais ne laissaient aucun doute : quelqu'un d'autre se rebellait. Peut-être la femme à qui je voulais parler avait-elle réussi à comprendre ce que je disais, et peut-être l'ensemble de son groupe s'était-il joint à ma protestation.
   « Non, je vous en prie, non, ce n'est pas ainsi que… » murmurait la seconde présence qu'une fois de plus personne n'écoutait. Soudain, j'ai cessé de monter dans le non-ciel, et une fusion s'est opérée avec un archange (maintenant, je distinguais cette sensation et la lueur qui flottait autour de moi) qui me ramena sur le sol, tenta de m'immobiliser, de me faire taire. Mes membres furent envahis par une invraisemblable sensation de paix. Alors j'ai compris que l'archange était en train de m'anesthésier. Toutefois, il n'avait pas sur moi une emprise aussi forte que celle de Dieu, et j'ai réussi à me libérer avant de m'effondrer dans une demi-inconscience tout en continuant à invectiver contre la présence. Le groupe dont la femme faisait partie criait quelque chose contre le ciel, et je m'aperçus que, moi aussi, je pénétrais maintenant le chaos de leurs paroles entremêlées. Entre temps, des archanges, dont le nombre pouvait atteindre la centaine, s'étaient rassemblés à cet endroit, probablement appelés par Dieu pour faire face à l'état d'urgence. J'ai distingué d'autres personnes qui se déplaçaient au ralenti tandis que les émissaires divins tentaient, en vain, de les bloquer. Des chants révolutionnaires retentirent dans tout le jardin. Des groupes de plus en plus nombreux se rassemblaient et commençaient à tenir tête à la divinité qui les avait malmenés.
   Nous faisions grève contre Dieu.

   Maintenant, la révolte était générale. Il ne s'agissait plus de croire en Dieu : cette question avait trouvé une réponse sans équivoque ; désormais, personne
ne voulait plus de Dieu. Tous refusaient de se voir traiter comme des pantins, ayant été révoltés et humiliés par des agissements absurdes, incompréhensibles, dépourvus de la miséricorde, de l'amour et de l'omniscience qui auraient du caractériser l'objet de notre adoration.
   « Arrêtez ! Arrêtez ! vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas faire ça, vous ne… » La seconde voix continuait à jacasser, mais personne ne semblait disposé à lui prêter attention, d'autant moins qu'il devait s'agir d'un de ces lèche-cul de Dieu, un de ces archanges bornés de la caste supérieure.
   Les cris rythmés de protestation se fondirent un seul et unique chœur. C'est alors que Dieu manifesta sa colère : en un instant unique, infinitésimal, mais d'une terrible intensité, une lumière douloureusement aveuglante explosa dans tous les coins, dans tous les atomes. Tous en furent frappés d'une façon qui jusqu'alors n'était pas concevable : on aurait cru que notre âme avait reçu une sorte de coup de pied dans le ventre. Comme les autres, je me suis écroulé sur le sol, incapable de penser.
   « ÇA VA MAL. ÇA VA MAL FINIR », commenta Dieu dans sa fureur.
   L'autre essaya encore de donner des justifications : « Je regrette, mais il n'est pas facile de gérer cette multitude. Les hommes ne parviennent pas à comprendre quelle est leur place dans l'ordre du monde. »
   « TANT PIS POUR EUX ! » s'exclama Dieu, et, avec le peu de conscience qui me restait, l'ai eu l'impression que ça l'amusait.
   Il y eut un autre éclair d'une extrême violence.
   J'ai perçu une sensation indescriptible, irrationnelle, insensée. J'étais en train de me dissoudre, de me fragmenter : chacune de mes cellules se séparait de mon corps et elles se bousculaient ; mes sens se confondaient ; mon esprit semblait régresser et vieillir. Chaud, froid et faim, sommeil, rage, peur, étonnement, et paix et…
   Et j'étais mort. Dans l'instant même où ça se produisait, j'ai compris ce qu'il en était, ça m'a paru aussi naturel que l'absence du ciel. Je me trouvais encore dans le même jardin, je pouvais en sentir les confins ainsi que la présence des autres âmes, toutes trépassées de la même façon. Je ne pouvais pas voir mon corps, au sens où je l'aurais perçu en interprétant les ondes lumineuses, mais je savais qu'il se trouvait exactement devant moi et que je n'en faisais plus partie. J'étais… quoi ? Un esprit ? Un ange ?
   « C'EST ENCORE PIRE POUR TOI ! » tonna Dieu reprenant son discours comme s'il ne s'était rien produit. Et grâce à la perception différente (meilleure ?) que me donnait mon nouveau statut de désincarné, j'ai parfaitement compris qu'il s'adressait à la présence qui l'accompagnait.

   
Qu'est-ce qui se passe ? L'air était imprégné de cette question. Et j'ai fini par comprendre qu'elle reflétait les pensées de tous les esprits comme moi. Je percevais leur présence, mais je ne réussissais pas à entrer en contact avec eux. Seul me parvenait cet écho confus de leur inquiétude.
   Et, bien entendu, moi aussi, je me posais toujours la même question :
qu'est ce qui se passe ? Pourquoi Dieu avait-il menacé l'autre entité ? Seulement parce qu'elle continuait à défendre ceux qui avaient été des êtres humains, provoquant ainsi sa colère ? Ou peut-être parce qu'elle était ou avait été notre « tuteur », le guide spirituel qui aurait dû nous montrer la voie que nous avions ensuite, inévitablement, oublié ? Mes sensations se développèrent de telle façon que, si j'avais disposé de mon corps, cela se serait traduit par des actions du genre : cligner de l'œil, déglutir, contracter les abdominaux, étirer les bras. Tout ça instinctivement. Mais je me suis alors aperçu que les archanges, eux aussi, avaient disparu. Dieu les avait-il également exterminés, ou s'étaient-ils simplement dissous, une fois leur mission accomplie ?
   « Attends, Attends », murmura la voix. « Tu ne peux pas avoir déjà formulé ton jugement, l'examen n'est pas terminé. »
   « SI. IL L'EST. »
   « Mais… mais… tu n'as pas tenu compte… »
   « PEU IMPORTE. L'ÉCHEC EST DÉSORMAIS PATENT. »
   « Mais tu les as tous tués ! »
   « C'ÉTAIT LA MEILLEURE SOLUTION. »
   « Mais tous mes efforts… »
   « TES EFFORTS ONT ÉTÉ VAINS. MALGRÉ TES PROPOSITIONS, TU NE T'ES PAS SUFFISAMMENT ENGAGÉ. »
   « J'ai donné aux hommes la possibilité de choisir pour leur bien, la faculté de faire ce qu'il y avait, à leur avis, de mieux pour eux et pour les autres, afin de créer un monde meilleur. Ça n'était pas ce l'on attendait de moi ? »
   « TU AURAIS DÛ PRÉSENTER UN MONDE PARFAITEMENT ORGANISÉ, UNE SOCIÉTÉ FLORISSANTE ET HARMONIEUSE. ET AU LIEU DE ÇA, QU'EST-CE QUE J'AI EU À EXAMINER ? » ( À ce point, je me suis senti investi par tout l'Être présent, par une énergie indéfinissable qui me bousculait et me faisait presque regretter les tortures physiques). « ÇA ! »
   « Certains sujets… »
   « TOUS TES SUJETS ONT DÉMONTRÉ LE MÉPRIS LE PLUS TOTAL DE TES PROPRES LOIS ! CE SUJET-LÀ NE CROYAIT MÊME PAS À TON EXISTENCE ! »
   « Je leur ai accordé… »
   « LE DROIT DE T'IGNORER ! DE FAIRE DE CETTE PLANÈTE LE TRIOMPHE DU CHAOS ! UN PRÉLUDE À L'IMPRÉVISIBLE ! »
   C'est alors que la présence m'a annexé à titre de victime expiatoire pour tout ce désastre, que j'ai compris ce qui se passait. Les autres âmes avaient compris elles aussi : un murmure assourdi montait de la multitude :
   
dieun'existepasdieun'existepasdieun'existepasdieun'existepas
   Je me suis efforcé de libérer tout le pouvoir limité dont je disposais pour me faire entendre de l'entité qui me dominait. « Tu n'es pas Dieu », dis-je. « Ce n'est pas le Jour du Jugement. Tu n'es pas ici pour nous juger. »
   « BIEN SÛR QUE NON, INUTILE CRÉATURE. POURQUOI DEVRAIS-JE PERDRE MON TEMPS AVEC UNE MISÉRABLE ÉPAVE COMME TOI ? »
   « J'ai fait tout ce que je pouvais… », répondit en pleurnichant la présence mineure. « J'ai essayé de préparer l'humanité, je leur ai donné l'intelligence et la nature propices à leur développement, je n'ai pas mis de limites à leurs idées, les laissant chercher et trouver tout seuls leur route. Quelque chose est allé de travers, vous qui avez été envoyés ici vous représentiez un échantillon, vous auriez dû constituer l'aboutissement de mon travail de quatre milliards d'années de manière que l'on puisse juger des mérites de ma création… »
   « Mais pourquoi ? » ai-je demandé, exprimant ainsi l'onde de pensée des autres âmes.
   « Pour réaliser la promotion à l'Absolu ! Je devais permettre le développement de la planète, créer la vie et la conduire à la création de l'espèce idéale, puis mener celle-ci vers l'illumination, le tout en quelques centaines de millions d'années. Je l'ai fait. J'ai créé une espèce qui… »
   « QUI NE TE RESPECTE PAS ! QUI NE TE COMPREND PAS ! QUI NE CONNAÎT MÊME PAS LA VENUE DU JUGEMENT ! »
   « Donc », ai-je repris, « le Jour du Jugement n'était pas conçu comme le jour où
nous autres hommes serions jugés. »
   « Non ! Il y a eu un malentendu ! C'est moi l'examinateur ! » confirma la voix pleurnicharde. Alias Dieu.
   Je me suis mis à rire. Mon énergie se traduisit alors par l'équivalent extraterrestre de l'hilarité. Comment me contenir ? Le Jour du Jugement, les archanges, l'examen physique et tout le reste : un devoir scolaire fait par une entité que nous appelions Dieu. Et le résultat se révélait terriblement insuffisant. En fin de compte, l'Homme avait eu raison de Dieu.
   « LE JUGEMENT SE TERMINE ICI », prononça le professeur, cet « Absolu » relevant d'une caste dont Dieu espérait faire partie. « TU NE SERAS PAS PROMU. ET, VU LES GRAVES NÉGLIGENCES DÉMONTRÉES, TU ES DÉCLASSÉ… »
   « Non, non, je t'en prie,
non ! »
   « ET RELÉGUÉ AU NIVEAU MATÉRIEL. »
   
« Non, non, non, je ne veux… » Ploc ! Les cris de Dieu s'éteignirent. La chose qu'il était devenu ne se trouvait plus sur le même plan existentiel que nous autres et que l'Absolu.
   « Qu'est-ce qui va nous arriver ? » L'air retentissait de cette question. Etant le seul en contact avec la présence, j'ai posé la question : « Qu'est-ce qui va nous arriver ? »
   « VOS EXISTENCES NE SONT QU'ACCIDENTELLES. VOUS SEREZ ÉLIMINÉS DE L'UNIVERS. »
   Une onde de terreur parcourut l'air et vint me frapper. Mais que pouvions-nous faire contre cette Puissance ?
   « Attends, attends… » J'essayais de gagner du temps. « Dieu a échoué, ok, mais les prémisses étaient valables, non ? »
   « SEUL UN ÊTRE LIMITÉ COMME TOI PEUT LE CROIRE. »
   « Eh bien, voyons… disons qu'au début il maîtrisait tout. Il a laissé la situation lui échapper, il s'est un peu laissé aller, mais le projet était viable… »
   « C'EST CE QUE TU CROIS. »
   « Tu auras remarqué que, dans le passé, il nous contrôlait beaucoup mieux. Puis, avec le temps, notre relation s'est détériorée. Mais si nous avions continué dans le bon sens… »
   « SES PREMIÈRES DÉCISIONS PROMETTAIENT DES RÉSULTATS PLUS OU MOINS ACCEPTABLES » confirma l'Absolu.
   Dans l'air s'éleva une clameur réclamant « 
Une solution ! »
   « En définitive, la planète est encore là, tu pourrais faire essayer quelqu'un d'autre, au lieu de te contenter d'éliminer tout le monde… »
   « TU CROIS QUE TU POURRAIS FAIRE MIEUX QUE LE PLASMATEUR* PRÉCÉDENT ? » interrompit l'Absolu.
   Oui, ouiouioui ! suggéraient mes compagnons. C'était notre dernière chance de salut. « Oui » ai-je affirmé.
   « BIEN. » Il y eut un autre
ploc, et un chœur d'exclamations me heurta violemment. Aussitôt, j'ai compris ce qui s'était passé. L'Absolu avait éliminé tout le monde. Je restais seul, synthèse de l'Humanité. Il y eut un floc, et la Terre sur laquelle je me trouvais encore revint à zéro, n'étant plus qu'un rocher obscur, informe, poli, sans ciel et immergé dans les ténèbres cosmiques.
   « LA PLANÊTE EST PRÊTE », dit l'Absolu d'une voix grave.
   Il y eut un
fff, et je sentis mon essence se dilater, embrasser la totalité du globe et se lier à lui indissolublement, percevoir la moindre molécule qui composait sa structure, chaque lien et réaction, chaque probabilité influençant le cours des événements, les états de la nature.
   « MAINTENANT, TU ES PLASMATEUR. TU AS TROIS MILLIARDS D'ANNÉES DE RÉVOLUTIONS AUTOUR DE TON ÉTOILE D'ICI AU JUGEMENT. »
   Il y eut un
fuu, et la présence s'évanouit.

   Et maintenant, je suis là. Enfin, je suis, c'est tout, parce que « là », c'est moi.
   L'Absolu m'a donné trois milliards d'années, un de moins que ceux accordés à Dieu. Un défi ?
   Bah ! On verra bien. Mais qu'est-ce qu'est censé faire un Plasmateur ? Si Dieu a échoué, en quoi s'est-il trompé ?
   Il faudra que j'invente quelque chose.
   Mais comme je l'ai dit moi-même et comme l'Absolu a fini par le reconnaître, les prémisses étaient valables, non ? Alors, oui, voilà. Essayons comme ça.
   
Que la lumière soit.


FIN


* Cf Grand dictionnaire LE ROBERT : Plasmateur : (archaïsme) Créateur.

© Andrea Viscusi. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur. Traduit de l'italien par Pierre Jean Brouillaud.

 
 

Nouvelles Quelque part... La recrue



16/05/09