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Une déchirure
dans la science-fiction francophone
Science-fiction.
La disparition de Serge Delsemme
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La SF francophone
est en deuil, et c'est à dessein que je ne me limite pas à
la communauté des auteurs belges. La renommée de Serge Delsemme dépassait de loin toutes les frontières — même
celles de la langue, puisque deux de ses textes venaient d'être
traduits en néerlandais. Serge nous a quittés brutalement
le vendredi 3 novembre. Une sale bête nommée leucémie,
qu'il combattait depuis des mois, aura fini par l'emporter. Ce que l'on
retiendra, très vite, de cette disparition trop rapide, c'est l'intense
émotion qui aura accompagné le dernier voyage de l'écrivain
liégeois. Tant ses amis et tous les acteurs du milieu SF, certains
venus de France, que ses confrères du Barreau de Liège,
ont manqué de mots mais non de sentiments pour dire le vide qui
allait désormais être le leur.
Ainsi que
l'a confié l'un d'eux lors de la cérémonie d'adieux,
Serge Crouquet (son
vrai nom) n'était peut-être pas un "véritable" avocat
si l'on ne considère que les apparences et les rites du métier,
mais là comme en littérature son tempérament de créateur
prenait le dessus : il fut un collaborateur régulier de l'annuelle
revue du Jeune Barreau.
Serge
Delsemme, né le 24
novembre 1954, allait avoir quarante-six ans. Il baignait dans l'esprit
de la SF depuis près de vingt-cinq ans, lorsqu'au-delà
de ses lectures il découvrit le milieu des amateurs lors de
la convention de Liège, Léodicon 1,
en 1976. La SF, qui constitue autant une manière de vivre qu'une
pratique littéraire, ne l'avait dès lors plus lâché.
Très vite, sa présence amicale devait se doubler d'une
activité d'écriture rapidement reconnue. Le paradoxe
ajouté à la tristesse veut que Serge nous quitte alors
qu'il obtenait enfin une consécration, après tant d'années
à publier dans ce qu'il nommait lui-même avec humour
"d'obscurs fanzines".
Le fanzine de SF, magazine
réalisé, toujours avec passion et parfois avec talent,
par des amateurs pour des amateurs, est l'un des piliers des échanges
incessants dont vit le genre. Jusqu'au bout, Serge Delsemme a tenu
à participer par ce biais à cette vie animée,
laquelle en SF va beaucoup plus loin que la publication de textes
littéraires. Le fanzine est également un espace théorique
et critique (lorsqu'il n'est pas polémique !), approches
dans lesquelles le Liégeois se révélait aussi
doué qu'en écriture littéraire. On se rappelle
une très belle postface à un roman de Pierre Pelot,
Le sourire des crabes.
Le
prix Rosny Aîné (le "Goncourt" de la SF francophone) obtenu pour la
meilleur nouvelle en 1996, avec Voyage
organisé, l'aura sans doute convaincu que les lecteurs attendaient
ses textes et qu'il convenait d'y répondre plus fréquemment.
Jusque-là, Serge possédait en effet toutes les caractéristiques
de l'écrivain dilettante au plan des apparitions, quand bien
même son œuvre était d'une qualité et d'une rigueur
incontestablement professionnelles. Depuis Voyage
organisé, sa signature était partout, dans les revues
et les anthologies, oscillant de la SF au fantastique, sous des textes
toujours stylés.
J'ai eu la chance de
sélectionner l'une de ses premières nouvelles en 1981,
pour la revue Intervalles que publiait alors à Liège le Groupe
Phi, Le cycle de l'eau. Il s'y révélait un adepte
doué d'une SF ethnologique et douce-amère, dans la ligne
d'auteurs tels qu'Ursula K. Le Guin ou Michael Bishop. Ces derniers
temps, il évoluait davantage vers un fantastique aussi déjanté
que sa SF, qui révélait d'autres facettes, forcément
sombres, de sa personnalité — parfois autodestructrice.
Il réservait à la SF des textes plus sarcastiques ou
parodiques — héritiers plutôt de Fredric Brown
ou de Robert Sheckley, comme La
porte étroite, qui
figure au sommaire du dernier numéro de Galaxies. On le voit, les références ne sont
pas minces dès que l'on parle de l'œuvre de Serge Delsemme.
Sa signature est apparue
au sommaire de bon nombre de publications qui ont compté dans
la SF ou le fantastique francophone contemporains, et même au-delà :
Fluide Glacial par exemple, mais également Fiction, A&A,
Miniature, Octa, Yellow Submarine, Destination Crépuscule,
CyberDreams, Bifrost, Ténèbres ou Galaxies. Lors de
la publication du Soir 2000 assurée en 1999 par Jean-Claude
Vantroyen, il fut l'un des
écrivains publiés par le quotidien bruxellois. Mais
ses projets étaient encore plus nombreux : un recueil
de nouvelles était prévu chez Denoël lorsque la
collection "Présence du Futur" s'est arrêtée,
et ses amis tiennent à le voir paraître. D'autres textes
épars auraient dû être rassemblés, entre
autres dans le domaine de l'uchronie (récits où l'Histoire
diverge), genre qu'il affectionnait et qui le poussait vers le roman
(un titre au moins, à l'état de manuscrit : L'étau
des persiennes). Diverses publications en forme d'hommage sont à
l'étude, et il se murmure même que l'une d'entre elles
pourrait revêtir un caractère officiel local.
Fin octobre, à
Nantes, son nom était sur toutes les lèvres, non seulement
parce qu'il avait figuré au nombre des finalistes du prix Alain Dorémieux remis lors de ce festival, mais surtout parce que
tous ses amis pressaient de questions ceux d'entre nous qui suivaient
l'évolution de son mal. Nous pensions alors pouvoir faire preuve
d'un optimisme tempéré. Serge, pour sa part, n'hésitait
jamais à pointer du doigt les faces sombres du monde et de
l'existence. Une fois de plus, la vie imite l'art...
Il reste à relire
les bijoux qu'il a pu offrir à ses lecteurs, même si
ce fut trop parcimonieusement, et à espérer en découvrir
d'autres encore, inédits.
Dominique Warfa
(Le Matin, 14 novembre
2000)
> Bibliographie des œuvres récentes de Serge Delsemme
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