Pierre Jean
Brouillaud,
qui a beaucoup roulé sa bosse et
exercé plusieurs professions -dont celles de
journaliste et de traducteur- a publié, en
littérature générale, chez
Calmann-Lévy, un roman (Les
Aguets) et
deux recueils de nouvelles d'inspiration
fantastique (La Cadrature et L'Angle
droit),
avant de passer à la science-fiction. En
1975, il a fait paraître Tellur dans la collection "Ailleurs et
Demain" (Robert Laffont).
En 1996, il
a donné aux éditions La
Geste un
recueil intitulé L'Oeil de pierre
(1).
Il a
publié plus de 70 nouvelles dans de
nombreuses revues françaises et
étrangères. Ses novellas ont
notamment paru dans Antarès et
Miniature.
De 1987
à 1997, il a présidé
INFINI, association des littératures
de l'imaginaire d'expression française. Il
s'est employé à développer les
relations avec les littératures des autres
pays d'Europe et a aussi publié, à ce
titre, plusieurs traductions de l'italien, de
l'espagnol et du portugais.
(1) Ce recueil contient : Le Secret d'Andérès, Dédale, Quand l'Heure viendra.
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Un
lâcher de ballons. Telle fut notre impression première.
De toutes parts, des sphères transparentes
montaient dans la lumière blanche du matin. Éblouis
par tant d'éclat, nos yeux cillaient.
Elles s'élevaient au-dessus de cet
admirable paysage. Au bord d'un lac aux eaux turquoise s'étendait
une forêt de chandeliers vert bronze, qui avaient la forme
et la texture charnue de nos plantes grasses mais sans aiguilles
ni piquants. Tout au long des bras végétaux s'ouvraient
des excroissances roses, jaunes, orangées, du plus bel
effet. On aurait dit des fleurs à peine écloses.
Les sphères montaient. Puis nous avons
distingué, à travers ces enveloppes vaguement
laiteuses et presque phosphorescentes, les formes qu'elles contenaient –
mates, mais translucides, verticales, étirées.
L'ossature d'un corps et des organes internes. Une image radioscopique.
Des formes humaines. Des enfants, peut-être.
Plutôt des homoncules, car, s'ils ne mesuraient que cinquante
centimètres – pour autant que l'on pût
en juger à cette distance – la morphologie,
les proportions du corps semblaient celles d'adultes, du moins
d'adolescents. Oui, on apercevait le cou et la taille très
mince, celle d'une guêpe.
Le
ciel se peuplait de ces bulles énormes qui s'étageaient,
s'élevaient, légères, gracieuses et lentes,
avant de se disperser imperceptiblement. Le ciel et le lac s'ensemençaient
de bulles.
À l'intérieur, les corps avaient
le plus souvent une position verticale, mais quelques-uns semblaient
se tenir la tête en bas. À y regarder de plus près,
on découvrait que certaines bulles étaient en
outre animées d'un mouvement de rotation. De sorte qu'elles
montaient en tournant sur elles-mêmes, avec leur contenu.
L'ascension se poursuivait dans un silence total. Les bulles
s'irisaient sous les premiers rayons du soleil.
Puis elles donnèrent l'impression
de flamber. Le ciel s'illumina de cent, de mille lampes. Alors,
à l'intérieur de leur matrice, les homoncules
parurent s'éveiller, bouger faiblement. Dans le mouvement
général, étions-nous victimes d'une illusion
? Sur les sujets qui se présentaient de dos, des nervures
frémirent. Des ailes s'entrouvraient, cherchaient à
se déplier.
À l'horizon, plus de point fixe. Rien
d'autre que cette prolifération de formes ascendantes
dont les nervures dorsales chatoyaient au soleil.
Plus elles s'éloignaient, plus les
bulles tendaient à entrer en rotation. À croire
qu'elles traversaient des zones de faible turbulence.
Apparemment, les êtres qui les habitaient
ne souffraient pas de se trouver chavirés à la
façon de cosmonautes en apesanteur.
À l'est, plusieurs, pris sans doute
par une plus forte turbulence, subirent une rotation accélérée
avant de s'effacer derrière un nouveau rideau de bulles.
Jusqu'à quelle altitude s'élevaient les sphères ?
Jusqu'où les courants aériens les emporteraient-ils
?
Sur la droite, une bulle éclata, sans
bruit. Sans laisser de débris ni de trace. Éclata
ou s'effaça ? Elle avait été là.
Elle n'y était plus. Que dire d'autre ? Qu'était
devenu son occupant ? Pulvérisé ? Fondu ?
Une autre s'accrochait à l'un des
bras végétaux. Comme une lanterne. Elle abritait
un de ces corps aux proportions harmonieuses. Nous restâmes
en arrêt. La membrane transparente vibrait à la
façon d'une peau tendue. Elle se fendit, et de ces deux
lèvres sortit la créature qui l'habitait. Elle
déplia ses ailes. Elle s'apprêtait à prendre
son vol, mais, soudain, elle s'immobilisa. Nous avait-elle aperçus ?
Elle replia ses ailes et resta sans bouger. Aucun doute, à
la manière d'un animal terrien surpris, cet être
faisait le mort. Nous l'imitâmes. Nous le contemplions.
Il avait la grâce d'une libellule.
Ce fut la créature qui bougea la première.
Mais elle hésitait encore à quitter son support.
Lui parler ? La rassurer par un message d'amitié
? On pouvait communiquer par le transducteur qui convertirait
dans l'une des 24 langues les plus répandues sur la planète.
Mais les chances d'ouvrir ainsi un dialogue paraissaient très
minces.
Lug et moi étions venus vérifier
nos hypothèses sur la formation de la seule planète
que comptait la constellation du Losange. Son évolution
nous semblait présenter quelques traits communs avec
celle de la Terre. Étudier ses habitants n'était
pas notre première priorité. Mais, de toute évidence,
leur histoire ne se séparait pas de celle de la planète
que, par la suite, nous baptisâmes Chrysale, on verra
pourquoi. Nous avions depuis deux jours locaux quitté
notre base en compagnie du lieutenant Derg.
Ce fut le lieutenant qui régla l'appareil
sur l'infrason.
La créature parut se détendre.
Le message passait. Elle répondait ! Comme un sifflement.
Le transducteur n'est pas fiable à
cent pour cent. Mais la force de cette machine réside
dans sa faculté d'auto-apprentissage. Une fois qu'elle
a maîtrisé la logique et les structures d'un langage,
elle progresse à un rythme qui nous laisse envieux.
En tout cas, elle avait gagné la confiance
de son interlocutrice. On ne pouvait pas dire que celle-ci nous
souriait. Mais si ! À sa manière. Elle souriait
de tout son corps qui se colorait en bleu.
Que lui avait dit la machine ? Elle
avait sans doute été plus éloquente et
persuasive que nous. Jamais nous n'aurions espéré
voir si tôt tomber les barrières de la peur chez
un être aussi fragile, aussi désarmé face
aux "monstres" que nous représentions.
La créature s'exprimait sur une fréquence
peu audible pour l'oreille humaine. Le lieutenant augmenta le
volume.
Restait
à décrypter le message, si message il y avait.
Plusieurs tentatives se révélèrent infructueuses.
Le sifflement semblait émis de façon continue.
Mais la machine finit par déceler l'articulation du discours,
séparer, individuer sons et concepts. Par traduire, ce
qui est sa raison d'être. Elle ne restituait que des fragments
du discours mais assez pour faire passer l'essentiel du message.
Qu'exprimait la créature ? La
peur des monstres que nous étions à ses yeux.
Monstre, le concept décrypté par le transducteur
revenait sans cesse. N'avions-nous pas "interprété"
d'après une idée préconçue ?
La machine n'avait-elle pas fait une erreur ? Rien de ce que
nous avions vu jusqu'ici sur la planète, dans ce monde
harmonieux et tranquille, ne permettait de croire à l'existence
de monstres.
S'agissait-il simplement d'une "anomalie" ?
Mais où trouver la norme ? Ce n'était pas
la première fois que nous étions amenés
à nous interroger sur les traductions de cet appareil.
Quand il parlait de "monstre" dans quel système de valeurs
se plaçait-il ? Dans le nôtre ou dans celui
de l'émetteur ? S'il se plaçait dans le nôtre
on pouvait alors présumer qu'il transposait. Mais du
point de vue de l'émetteur était "monstre" toute
créature d'une échelle autre que la leur.
Nous aurions voulu poursuivre le dialogue.
Mais la "demoiselle" – nous lui avions donné
ce nom puisqu'elle ressemblait à une libellule –
la demoiselle battait des ailes. Elle avait hâte de prendre
son vol. Pour la première fois, peut-être, si,
comme on pouvait le penser, la bulle avait été
sa chrysalide. La demoiselle venait de naître, elle voulait
vivre.
Notre
équipe continua ses investigations à travers l'étonnant
paysage que les sphères avaient quitté depuis
longtemps quand, soudain, réapparut à l'horizon
une de ces frêles créatures.
Elle se dirigeait vers nous.
La demoiselle était revenue. Poussée
par la curiosité ou à la recherche d'un contact
?
Sans se poser, elle tournait autour de l'équipe.
Derg brancha le transducteur. Cette fois, notre oreille, habituée,
percevait beaucoup mieux les sons diffusés par notre
nouvelle amie.
Aucun doute, elle utilisait encore le terme
de "monstre". Son vol nous sembla plus saccadé, plus
fébrile. Tout en tournoyant, elle nous parlait. Manifestement,
elle n'avait pas peur de nous, et ce n'était pas à
nous que la notion de "monstre" s'appliquait. À qui donc
? La machine traduisait. Elle n'expliquait pas. Et la "demoiselle"
nous prêtait apparemment une connaissance de la planète
que nous ne possédions pas. Les demandes de précisions
restaient sans effet. Il paraissait vain de forcer les étapes.
Après force virevoltes, la demoiselle
s'éloigna, déçue, peut-être découragée
par notre incompréhension.
Tandis que nous tentions d'interpréter
le nouveau message de notre amie, quelque chose s'abattit sur
nous.
Un filet en fibres semblables à du
chanvre. Il ne nous recouvrait pas, car il était fait
à la taille des hommes-papillons et non pas à
la nôtre, mais il entravait nos mouvements et nous retenait
prisonniers. Nous nous débattîmes, poissons dans
la nasse, avant de nous sentir soulevés.
Au-dessus, une face énorme, hilare,
celle d'un géant. L'œil globuleux, le nez violacé,
les lèvres bleues. Le monstre !
Le "monstre" avait forme humaine. Devant
le rapport de taille, on comprenait encore mieux l'inquiétude
et l'obsession de ceux que nous appelions maintenant les papilhommes.
Une belle prise ! Le géant secoua
le filet, pour apprécier le poids et parut beaucoup se
réjouir de nous culbuter l'un sur l'autre. Il émit
un raclement de gorge qui pouvait passer pour un rire.
Il se redressa. Le monstre mesurait près
de trois mètres et se prolongeait dans le ciel par un
bonnet qui faisait bien un mètre. Vêtu d'un tissu
très grossier de couleur rouille : une sorte de
sarrau attaché dans le dos par des brides et une espèce
de caleçon, il allait, les pieds nus et brunâtres,
pareils à de la corne.
Nous
ballotions sur son dos immense, d'autant plus qu'il se dandinait
en marchant. Un roulis qui nous jetait l'un sur l'autre. Ses
pas soulevaient une telle poussière que nous n'y voyions
rien. Impossible de savoir où il nous menait. Les mailles
nous sciaient les doigts, râpaient nos vêtements,
nous entraient dans la peau.
Le soleil baissait. Et l'ombre s'étendait
d'autant plus que nous semblions descendre dans une faille rougeâtre
où la poussière prenait des tons de latérite.
Une fumée âcre nous irritait
la gorge. Elle dégageait une odeur de... métal,
oui de métal en fusion.
Ce que confirma bientôt un fracas de
forge.
Le géant et sa charge pénétrèrent
sous une voûte de pierre où, au-dessus de nos têtes,
dansaient des reflets de flammes.
Nous traversâmes des ateliers peuplés
d'êtres dont la silhouette, plus large à la taille
qu'aux épaules, dessinait un losange. Ils mesuraient
environ un mètre trente de hauteur. Une tête triangulaire
s'engonçait dans des épaules étroites d'où
partaient, en échange, des bras musculeux. Un ventre
rebondi s'appuyait sur des jambes courtes mais épaisses
comme des colonnes. Les forgerons portaient le même genre
de sarrau sur des caleçons boudinants. Le tout dans des
tons verdâtres. Une toison noire couvrait les visages
et les mains.
Les gnomes fabriquaient, dans un métal
rappelant le cuivre, un énorme chaudron, manifestement
destiné à l'usage des géants.
Notre chasseur passa à travers les
ateliers sans s'arrêter. De leurs yeux jaunes qui brillaient
dans la toison noire, les forgerons les plus proches observaient
le contenu du filet avec un mélange d'étonnement
et d'envie. Ils grognèrent quelque chose. Des félicitations
pour un si beau tableau de chasse ? Entre le géant
et les nains il n'y eut pas d'autre échange audible.
À la sortie de la forge, le géant,
d'un coup sec et sans préavis, changea le filet d'épaule,
entrechoquant les malheureux prisonniers.
Les parois de la faille s'abaissaient
pour déboucher sur un plateau. Puis s'amorça
une côte qui ne tarda pas à s'accentuer. Nous
montions par paliers, à travers un chaos de rochers
évoquant une ville en ruines.
Cette fois, ce fut une odeur de fumée
qui vint à notre rencontre. Une odeur seulement. D'épices.
Et, curieusement, de barbecue. Hum ! Dans notre situation,
ces relents n'avaient rien de rassurant. Absurde, mais la vieille
image de l'ogre nous vint aussitôt à l'esprit.
Le géant avait ralenti. La poussière
retombait. On distinguait un amoncellement de blocs énormes
qui, maintenant, ressemblaient à un château en
ruines. Construction cyclopéenne dont émergeait
curieusement une sorte de cheminée. Et de la cheminée
montait une fumée grise. C'était de là
qu'émanaient les odeurs d'épices.
On ne voyait aucune entrée.
Le géant pénétra sur
le côté, par une poterne. Il dut se baisser pour
passer la tête et... le filet.
Parvenu dans une sorte de cave,
le monstre ouvrit le filet, essaya de nous remettre sur
pieds. Les prisonniers, malmenés par le transport,
ne tenaient pas debout. Agacé, il nous jeta dans
un coin. Oui, le local sentait la cuisine.
Aux mains d'un anthropophage, finirions-nous
rôtis ou ébouillantés ?
La paroi ouverte se referma. Plutôt,
elle tomba, à la façon d'une herse.
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