J’étais entré
dans cette maison par erreur. J’ai appuyé sur le
« 28 » de l’interphone et, quand j’ai
demandé Susana, une voix masculine a dit : «
entrez ». La porte en verre s’est ouverte avec
un grincement et je l’ai poussée, malgré le
fait que Susana n’aurait pas dû avoir de la visite.
Était-ce trop tard pour regretter mon geste ? J’allais
le savoir dans un moment. Si elle m’avait donné rendez-vous
à cette heure-là, c’est que la présence
de l’homme avait quelque justification. J’ai avancé
jusqu’à l’ascenseur et j’ai pressé
le bouton d’appel. L’appareil était au quatorzième
étage et n’a pas bougé. À ma droite,
au bout du couloir, près de l’escalier, une femme
plantureuse s’est effondrée, comme frappée
par un rayon. Je n’avais pas besoin de m’approcher
pour savoir qu’elle était morte. Comme c’est
bizarre, me suis-je dit, et le pire, c’est que
j’ai été le dernier à la voir en vie
; ce qui n’était pas tout à fait exact :
quand je l’ai vue, elle s’affaissait et peut-être
était-elle morte avant de toucher le sol. L’ascenseur
restait immobile, et, pour atteindre l’escalier, il me fallait
passer par-dessus le corps de la grosse femme. Je ne suis pas
de ceux qui fuient, mais rester là équivalait à
me reconnaître coupable. J’ai décidé
d’oublier le rendez-vous avec Susana et me suis dirigé
vers la porte, mais celle-ci s’était refermée
automatiquement, et il n’y avait aucun moyen de l’ouvrir
de l’intérieur. Je suis revenu à l’ascenseur
et j’ai pressé une fois encore le bouton d’appel,
mais la machine, imperturbable, est restée au quatorzième
étage. Je ne pouvais attendre plus longtemps. La première
personne qui entrerait allait faire le lien entre ma présence
et la mort de la femme ; je n’avais aucun motif pour
me trouver là (ma visite chez Susana était plus
ou moins clandestine). J’ai monté une marche et me
suis trouvé devant la porte du premier appartement du rez-de-chaussée.
C’était le cabinet d’un dentiste. J’ai
sonné, et la porte s’est ouverte. Je suis entré
et ai soupiré de soulagement. Je me ferais arranger les
dents et pourrais ainsi sortir une heure ou deux plus tard, quand
le cadavre aurait été découvert par un habitant
de l’immeuble. J’ai fait trois pas en avant et me
suis trouvé au milieu d’un salon majestueux. Il y
avait une grande table en chêne, des vitrines, des tableaux
sur les murs, des miroirs, des rideaux de soie et, un peu plus
au fond, une ouverture dans la paroi laissait voir la pâle
lumière d’un lampadaire dans le jardin. Ils avaient
oublié de retirer la plaque ; ce n’était
pas un cabinet de dentiste. Mais alors pourquoi avait-on ouvert
la porte comme si on attendait un patient ? Tandis que je
réfléchissais, un type corpulent et basané
est sorti de l’appartement contigu. Il pouvait avoir la
cinquantaine et, accablé de chagrin, il pleurait. Les larmes,
huileuses et sombres, lui dégoulinaient sur les joues comme
du goudron.
— Vous vous rendez compte de la tragédie ?
dit-il avec un regard consterné.
Si je m’étais contenté de
ces paroles et avais posé la main sur l’épaule
du bonhomme en guise de consolation, tout se serait arrêté
là, mais j’ai eu une idée malencontreuse,
celle de le questionner.
— De quelle tragédie parlez-vous ?
L’homme me regarda dans les yeux pour
la première fois et cessa de pleurer :
— Qui êtes-vous ?
— Vous m’avez ouvert la porte sans
savoir qui je suis ? Je suis un ami de Susana, la cartomancienne
du « 28 ».
— Il n’y a pas de « 28 »,
répondit-il. Les appartements de cet immeuble sont désignés
par des lettres. De plus, il n’y a qu’une cartomancienne,
au sixième C et elle se nomme Perla. La seule Susana que
je connaisse est mon épouse et elle vient d’être
assassinée par un inconnu.
— Je ne suis pour rien dans cette mort !
J’étais en train d’appeler l’ascenseur…
— Vous pouvez le prouver ?
— Non.
— Alors j’en suis désolé
pour vous.
— Vous n’êtes pas le dentiste ?
ai-je murmuré, très abattu, prêt à
brûler ma dernière cartouche.
— Non, dit l’homme. Je suis un pauvre
malheureux qui vient de perdre l’amour de toute une vie.
 — C’est une perte très douloureuse,
dis-je pour essayer de ne pas faire trop piètre figure.
— Et j’étais aussi sur le
point de perdre mon emploi, mais, Dieu merci, ça ne se
produira pas.
— Une bonne nouvelle parmi tant de mauvaises,
non ?
— En effet. Je suis le bourreau officiel
de la ville, et ils allaient me licencier parce qu’ils n’avaient
plus besoin de moi.
Il sourit. Pour la première fois.
FIN
© Sergio
Gaut Vel Hartman. Reproduit avec l'aimable autorisation
de l'auteur. Titre original : Extrañas Circunstancias. Traduit
de l’espagnol (Argentine) par Pierre Jean Brouillaud. Cette nouvelle, inédite
dans sa version française, est au sommaire du n°
14 de la revue en ligne Sinergia
dans la rubrique « Delicatessen »
(30 ficciones breves). |
18/04/08
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